La théorie des biens communs, ou plus précisément des « communs », suivant le terme anglais commons, qui est plus général et moins focalisée que la traduction française actuellement utilisée, a connu plusieurs périodes : les études historiques, l’analyse du fonctionnement des communs naturels et la construction des communs du numérique. Elinor Ostrom et l’approche institutionnelle de économie politique des communs est essentielle dans ce parcours pour comprendre le renouveau de l’étude des communs et l’apparition de mouvements sociaux qui se revendiquent de la défense ou de la construction des communs.
Leçons de l’histoire
L’histoire de l’Angleterre et du mouvement des enclosures, qui opposa très violemment les pauvres des campagnes aux propriétaires terriens entre le XIIIe et XVIIe siècle a été la première incarnation des analyses et des mouvements sur les communs. Les propriétaires voyaient dans la privatisation et la clôture des espaces la garantie d’une meilleure productivité, notamment pour l’élevage des moutons destinés aux filatures. Les pauvres, qui dans les coutumes et les premiers textes législatifs [3] avaient des droits élémentaires sur les communs, y voyaient une expropriation de leur moyens de subsistance : la récolte du miel, le bois de chauffe, les produits de la cueillette. Une expropriation qui les conduisait à rejoindre les villes et accepter les travaux les plus ingrats, notamment l’engagement sur les bateaux de la marine anglaise. Le mouvement politique des Levellers a porté les revendications égalitaires des révoltés des communs lors de la Guerre civile anglaise de 1647. La répression et la terreur qui régnèrent alors dans les campagnes font dire à l’historien Peter Linebaugh que « le mouvement des enclosures en Angleterre fait partie de ces universaux concrets, à l’image du marché triangulaire des esclaves, des sorcières portées au bûcher, de la famine irlandaise ou du massacre des nations indiennes, qui permettent de définir le crime du modernisme, à chaque fois limité dans le temps et l’espace, mais toujours dépassant le particulier et susceptible de revenir au devant de la scène [4] ». Aujourd’hui encore, penser les communs ne peut se faire qu’en relation avec les tentatives, les formes et les succès ou échecs des nouvelles enclosures, qui organisent la privatisation de ce qui était auparavant utilisé par tous. Au point que Charlotte Hess, une des collègues d’Elinor Ostrom avec qui elle a écrit un livre majeur sur les nouveaux communs de la connaissance, tente la définition suivante « les communs sont des ressources partagées par un groupe de personnes et qui sont vulnérables aux dégradations et aux enclosures [5] ».
De la tragédie à l’écologie
Cependant, à part les historiens et les lecteurs attentifs de Marx ou de Polanyi, tous les économistes semblaient avoir oublié la notion de communs lorsqu’en 1968 paraît l’article de Garrett Hardin, « La tragédie des communs » [6], dans lequel il estime que chacun étant guidé par son avidité va essayer de bénéficier au mieux des communs, sans prendre en charge leur renouvellement. Il en conclut que la gestion optimale des communs passe soit par la privatisation du bien considéré, soit par la nationalisation, et qu’il vaut mieux créer des inégalités que de conduire à la ruine de tous. Cet article va rester longtemps une référence, au point que jusqu’à ces dernières années et la reconnaissance du travail d’Elinor Ostrom, il était impossible dans un lieu public de parler des communs sans que quelqu’un ne pose la question de leur « tragédie ». Mais paradoxalement, comme le signale Christian Laval [7], cet article va également remettre la question des communs à l’ordre du jour. Il aura ainsi poussé Elinor Ostrom et son mari Vincent à approfondir les études sur les communs. Plutôt que de se livrer à des jeux mathématiques comme Hardin, ils vont examiner ce qui se passe réellement dans les communs existants. Et montrer que des formes de gouvernance autres que privation ou étatisation sont possibles, et qu’elles sont concrètement mises en œuvre par des communautés pour protéger et maintenir les ressources partagées qui leurs sont confiées. Ces travaux seront publiés ultérieurement dans son ouvrage le plus connu — et actuellement le seul traduit en français ! —, Governing the commons [8]. Entre temps, les recherches menées au sein du Workshop in Political Theory and Policy Analysis qu’elle a créé avec son mari en 1973, à l’université d’Indiana, avaient connu un développement mondial qui s’est traduit par la constitution de l’International Association for the Study of Common Property (IASCP) au milieu des années 1980 [9]. Dès lors, des chercheurs du monde entier vont aller étudier les modes de gestion des communs dans de nombreux endroits, à la suite et à l’image des premiers travaux d’Elinor Ostrom sur la gestion directe des réseaux d’irrigation par les parties prenantes en Californie du Sud, ou les façons dont des copropriétaires peuvent gérer correctement et collectivement les immeubles. Ils découvriront ainsi que la gestion de ressources partagées passe par la constitution d’arrangements institutionnels, souvent informels, mais néanmoins dotés d’une force de réalisation par l’implication des acteurs directement concernés. Loin du modèle de Hardin, dans lequel les éleveurs pouvaient faire paître leurs animaux dans un même champ sans jamais se parler, au point d’en épuiser la source même de nourriture, les chercheurs découvrent la grande variété et l’inventivité des communautés réelles pour gérer les ressources communes. Elinor Ostrom répondra ultérieurement souvent à ceux qui lui demandent des « recettes » que « chaque commun est un cas particulier », qu’il faut analyser à la fois en lui-même (quelle est le type de ressource offerte en partage) et en regard de la communauté qui en a la charge. Ce qu’elle fit avec pédagogie lors de son dernier séjour en France en juin 2011.
Elinor Ostrom a mis en place un cadre d’analyse et de développement institutionnel destiné à l’observation des communs. De ses observations concrètes elle a tiré huit principes d’agencement que l’on retrouve dans les situations qui assurent réellement la protection des communs dont ces communautés d’acteurs ont la charge :
— des groupes aux frontières définies ;
— des règles régissant l’usage des biens collectifs qui répondent aux spécificités et besoins locaux ;
— la capacité des individus concernés à les modifier ;
— le respect de ces règles par les autorités extérieures ;
— le contrôle du respect des règles par la communauté qui dispose d’un système de sanctions graduées ;
— l’accès à des mécanismes de résolution des conflits peu coûteux ;
— la résolution des conflits et activités de gouvernance organisées en strates différentes et imbriquées.
On voit clairement dans l’approche d’Elinor Ostrom que, à la différence de nombreux économistes, elle ne considère pas les biens pour eux-mêmes, mais dans leur relation avec les groupes sociaux qui participent à leur production ou maintien. Les communs ne sont donc pas des « biens » particuliers, mais également des systèmes de règles pour les actions collectives. Ce qui est alors ouvert au partage n’est pas seulement une ressource, mais bien un agencement social particulier ; en conséquence, la préservation de la ressource passe par la prise de conscience des interactions sociales qui permettent ce partage.
La rencontre entre l’approche économique et politique de la théorie des communs portée par l’Ecole de Bloomington d’Elinor Ostrom et la prise de conscience écologique au cours des années 1970 et 1980 va renforcer ces analyses. La question des communs va s’élargir de ressources principalement locales vers des ressources globales. Les océans, le climat, la diversité biologique, l’antarctique, les forêts sont menacés de dégradation et d’appropriation... notre environnement et les limites mêmes de la terre [10] en font l’équivalent de nouvelles enclosures écologiques. Comment la théorie des communs nous permet d’affronter ces défis qui se posent à l’échelle globale ? Quelles sont les communautés concernées par leur protection, et les règles et agencements qui leur permettent d’exister et d’agir ? Les questions posées autour de la conférence Rio+20 portent bien sur ces sujets, et l’on voit s’y exprimer des tendances à trouver des « solutions globales », souvent mythiques ou au contraire servant de paravent à de nouvelles enclosures. Au-delà du caractère attrape-tout du terme, un des aspect de « l’économie verte », celui qui veut financiariser la nature et étendre les droits de propriété intellectuelle à l’ensemble du vivant, est ainsi une nouvelle enclosure masquée derrière un discours généreux. En se décalant par rapport à la description de la dégradation de ces biens globaux, qui fait souvent le lit du catastrophisme, Elinor Ostrom cherche au contraire à développer les formes de résilience qui résident dans les capacités d’action : « Ce que nous mettons trop souvent de côté est ce que les citoyens peuvent faire et l’importance d’un investissement réel des personnes concernées » déclarait-elle en recevant son Prix Nobel d’économie. Dans son ultime article à propos des négociations de Rio en 2012, elle indique clairement : « Des dizaines d’années de recherche montrent qu’un éventail de mesures évolutives, complémentaires au niveau urbain, régional, national et international a plus de chance de réussir qu’un accord universel et contraignant, car il permettrait de disposer d’un recours en cas d’échec de certaines de ces mesures. »
Les communs du numérique
La troisième incarnation du mouvement et de la théorie des communs viendra des innovations technologiques, et notamment de l’internet et des documents numériques. Réseau universitaire, construit en dehors des systèmes informatiques privés qui s’imposaient dans les années 1980, réseau dont les protocoles et les règles de normalisation sont débattus ouvertement par tous les ingénieurs concernés, l’internet apparaît vite comme un « nouveau commun ». Les acteurs ayant construit ce réseau, et qui en sont également les premiers utilisateurs, vont longtemps défendre son ouverture, son expansion pour tous et sa neutralité [11], au sens d’un réseau qui ne juge pas les contenus ou les protocoles, mais transmet au mieux tous les messages informatiques. Conjugué avec l’émergence du mouvement des logiciels libres, nous avons là une « communauté mondiale » d’informaticiens qui construit collectivement des ressources partageables et ouvertes. Et qui se fixe des règles internes (la licence GPL pour les logiciels libres, le fonctionnement de l’Internet Engineering Task Force, etc.) et les moyens de les faire respecter (normalisation ouverte, forums d’échange et de formation permanente entre informaticiens, surveillance des tentatives de détournement de l’ouverture du réseau...). Comme pour les communs naturels, les communs numériques, même s’il apparaissent reproductibles à l’infini pour un coût marginal tendant vers zéro, sont confrontés à des risques de pollution et de dégradation et à des stratégies d’enclosure. La principale d’entre elles étant l’extension rapide et tous azimuts de la « propriété intellectuelle » que le juriste James Boyle qualifie en 2004 de « second mouvement des enclosures [12] ».
Elinor Ostrom ne pouvait rester indifférente à cette conception des réseaux numériques comme des biens communs. D’autant que, sous l’impulsion de divers mouvements sociaux du numérique [13], le concept s’est largement étendu, notamment par les créateurs qui utilisent les licences Creative commons, par les chercheurs qui diffusent leurs travaux en accès libre, par les bibliothécaires qui participent au mouvement pour l’accès au savoir... Elinor Ostrom coordonnera ainsi avec Charlotte Hess le livre fondateur de cette nouvelle approche des communs [14]. Celui-ci est un ouvrage collectif analysant les nouvelles constructions sociales qui se réalisent autour du numérique à la lueur de l’histoire et l’expérience des communs matériels. La connaissance est souvent considérée par les économistes comme un bien public au sens de Paul Samuelson, c’est-à-dire non-excluable (il est difficile d’empêcher le savoir de circuler) et non-rival (ce que je sais ne prive personne du même savoir). Or, le numérique crée de nouvelles conditions d’appropriabilité privée, qui font que la connaissance inscrite dans des documents numériques peut au contraire se trouver empêchée de circuler : DRM [15] sur les fichiers, brevets de logiciels, absence de réelle conservation par des organismes dédiés, censure au niveau du réseau... C’est donc en plaçant la connaissance dans les mains et sous la responsabilité des personnes qui la produisent, qui peuvent par leur pratique rendre les ressources de savoir partageables, que sa circulation restera assurée. Un élément essentiel quand on touche aux domaines de la science et de la santé, et que l’on envisage leur circulation en direction des pays et des chercheurs, innovateurs et professionnels de la santé qui ne peuvent bénéficier du soutien d’organismes publics et de grandes bibliothèques.
Car c’est une des contradictions majeures du numérique : il est un instrument de diffusion d’une puissance encore jamais envisagé, les coûts de reproduction tendant vers zéro et le réseau s’étendant sur toute la planète ; et il est en même temps le moyen d’organiser de nouvelles enclosures, de bloquer le partage, de surveiller les usages. A l’image de ce qu’Elinor Ostrom a observé et promu dans son approche institutionnelle, c’est par une multiplicité d’actions et de niveaux de prise en charge que la connaissance restera libre. Les lois, les principes portés par les pouvoirs publics — notamment l’obligation de diffuser librement les travaux primaires de recherche — cohabitent avec les dynamiques des groupes et mouvements qui desserrent l’étau de la privatisation et les barrières à l’accès de tous aux connaissances, dans tous les domaines.
Continuer de construire une théorie des communs
Le mouvement des communs a besoin de théorie, comme tous les mouvements qui secouent la société. Il n’est cependant nul besoin d’en faire aujourd’hui une panacée, une nouvelle solution « universelle » dont l’échec ou les difficultés signeraient l’absence d’espoir. Au contraire, la principale leçon d’Elinor Ostrom est de cultiver les différences et les synergies. Alors que dans les années 1970 les économistes ne juraient que par des modèles abstraits, convoquant les humains sous leur seule forme d’homo œconomicus dans des calculs d’optimisation, Elinor Ostrom parcourait le monde, en Amérique latine, Asie ou Afrique. Comme le souligne David Bollier, « elle se déplaçait pour observer les réalités de la coopération sur le terrain, dans toutes ses dimensions humaines souveraines, et réunir ainsi les fondations de sa théorie créative sur la façon dont les communs réussissent ou échouent. C’est certainement ce qui fait la longévité du travail d’Elinor Ostrom : il est appuyé sur un travail empirique en profondeur [16] ».
La reconnaissance institutionnelle tardive qu’aura connu Elinor Ostrom, notamment l’attribution du Nobel d’économie, va de pair avec des tentatives de récupération de son travail dans des discours qui privilégient les « communautés » sur les peuples, ou qui utilisent « l’amitié » comme valeur d’échange, ou encore qui se targuent de « solutions financières innovantes » et tentent d’intégrer les communs dans une vision économique libertarienne au profit des grands vecteurs de l’internet ou de la finance « verte ». C’est le lot de toute recherche que de se voir reçue différemment par des auditeurs ou lecteurs ayant des buts et des intérêts différents. Pour les gens qui participent au renouveau du mouvement des communs, qui mettent en avant pratiquement et théoriquement le partage, la solidarité, la conception coopérative devant les profits privés ou les rapports de forces militaires, la lecture d’Elinor Ostrom apporte un tout autre éclairage. Fondamentalement, son message est de dire que les gens confrontés jour après jour à la nécessité d’assurer la permanence des communs qui sont le support de leur vie ont bien plus d’imagination et de créativité que les économistes et les théoriciens ne veulent bien l’entendre.
Fidèle à l’image souriante, pédagogue et accueillante d’Elinor Ostrom, sa théorie institutionnelle des communs est avant tout une formidable leçon d’optimisme, de confiance dans les capacités humaines, de valorisation de la débrouillardise et d’admiration devant les agencements improbables que l’humanité sait mettre en œuvre. Notre plus bel hommage sera de continuer à défendre les communs, naturels et numériques, globaux ou locaux, de faire en sorte que chacune et chacun se sente investi d’une responsabilité sur la protection de ce que l’humanité veut proposer en partage, par choix ou par nécessité. Au premier titre évidemment, la défense de notre planète commune.