témoignage liquidateur Fukushima
Rares sont les employés de la centrale nucléaire accidentée de Fukushima Daiichi à parler de leur mission à haut risque. Un volontaire a accepté de témoigner. Un kamikaze de l’atome fier d’aider son pays.
(De retour d’Iwaki)
« Je crois que mon chef nous a vus ensemble ! Il faut sortir du magasin. »
Takehiro – le prénom a été changé – est pris d’une montée de stress en plein rayon surgelés du FamilyMart d’Iwaki, une ville située à une quarantaine de kilomètres de la centrale nucléaire accidentée de Fukushima Daiichi.
Ce Japonais de 48 ans vient d’apercevoir le patron de son entreprise.
« S’il se rend compte que je suis avec un journaliste, je vais avoir de gros problèmes. »
Takehiro n’est pas autorisé par sa boîte à parler aux médias. Il a néanmoins accepté de mettre en danger sa nouvelle « carrière » pour évoquer ses conditions de travail.
Plus de 3 000 liquidateurs au casse-pipe
Prendre des risques est devenu une routine pour Takehiro. Il travaille sur le site ultracontaminé de la centrale dévastée par le tsunami, le 11 mars 2011. Cet homme est un liquidateur, un terme utilisé depuis Tchernobyl pour désigner le personnel envoyé au casse-pipe après un accident nucléaire. Ils sont plus de 3 000 à intervenir comme lui quotidiennement pour décontaminer la centrale ou refroidir les réacteurs.
Depuis le mois de mai, il participe à la construction des cuves : près de 1 000 d’entre elles contiennent déjà 100 millions de litres d’eau très radioactive. De l’eau utilisée pour refroidir les réacteurs. L’employé ne veut pas donner de détails sur sa tâche. Si ce n’est qu’il travaille hors du bâtiment de la centrale.
« Mais j’aimerais être à l’intérieur. Je m’y sentirais encore plus utile. Peut-être parce que je suis un peu kamikaze. »
Takehiro veut être au cœur de la « bête ». Comme si trimer dans un milieu contaminé jusqu’à 13 microsieverts par heure (µSv/h), c’est-à-dire 113,9 millisieverts par an (mSv/an) – plus de cent fois le niveau annuel de radioactivité toléré pour la population au niveau international –, ne lui suffisait pas.
« Je sais que c’est hyper radioactif. Parfois, j’ai encore peur. C’était surtout le cas au début. Maintenant, le danger fait partie de ma vie. Peut-être que dans cinq à dix ans je sentirai les effets. »
« Ils s’évanouissent tellement il fait chaud »
D’ici là, il aura déjà quitté la centrale. Un liquidateur ne fait pas de vieux os sur un site aussi irradié. En mars 2011, Tepco, propriétaire de Fukushima Daiichi, a relevé le plafond de la limite d’exposition de 20 mSv/an à 250 mSv/an afin de pouvoir réquisitionner plus longtemps les liquidateurs. Takehiro ne semble visiblement pas au courant.
« Je travaille pour le sous-traitant d’une entreprise partenaire de Tepco. La limite est de 30 mSv. Au-delà, on ne peut plus venir travailler. »
L’employé a encore de la marge, puisqu’il a encaissé pour l’instant 20mSv en moins d’un an.
L’homme est pourtant mis à rude contribution. Engagé en mai 2011, il a travaillé tous les jours durant les quatre premiers mois. Pas une matinée ou un après-midi de repos durant cette phase d’urgence. Depuis septembre, il a droit à six jours par mois. Les vacances ? Un concept abstrait pour lui. Son contrat ne le mentionne pas. En moyenne, il ne sue pas plus de trois heures par jour afin d’éviter une trop longue exposition à la radioactivité. Bien assez au vu des conditions de travail dantesques. En particulier en été, quand la température peut frôler les 40°C.
« A cause de la combinaison, on transpire énormément. Des travailleurs s’évanouissent tellement il fait chaud. C’est l’enfer. »
Et pas question de boire ou de manger pendant le service : l’entreprise le leur interdit. Takehiro s’en moque :
« J’enlève parfois mon masque pour fumer ou pour boire une bouteille d’eau en cachette. C’est dangereux, mais je ne peux pas attendre la fin du travail. Si Tepco sait cela, je suis viré. »
De l’eau radioactive qui fuit dans le Pacifique
Des failles dans la sécurité, Takehiro en observe souvent. Parfois, l’eau hautement radioactive fuit dans le Pacifique ou s’échappe d’une cuve.
« Un jour, l’eau a même jailli du réservoir. Mieux vaut ne pas se trouver à proximité. Normalement, l’alarme nous prévient. Mais il arrive qu’elle ne fonctionne pas. »
Au 31 janvier 2012, sur les quelque 20 000 personnes qui sont intervenus sur le site, 167 ont déjà été gravement irradiées (plus de 100 mSv). Six autres employés sont décédés, mais Tepco a affirmé que ces décès n’étaient pas liés à la radioactivité. « J’ai aussi entendu des histoires de travailleurs qui ont vu le nombre de leurs globules blancs chuter », ajoute Takehiro.
Pas de quoi le décourager pour autant. Même pas son salaire de la peur : 18 000 yens par jour seulement (167 euros). Sans prime de risque, bien sûr. Ceux qui ne sont pas qualifiés gagnent à peine 8 000 yens (74 euros).
« Je m’en fiche, je ne travaille pas pour l’argent. Je suis heureux de faire ce boulot. »
« Etre un héros de films américains »
Et il en est fier en plus. Lui qui s’est porté volontaire pour cette mission quasi suicidaire... Lui qui menait une vie peinard de chauffeur de camion sur l’île de Kyushu, au sud de l’archipel. Jusqu’à ce que le tsunami détruise la centrale.
« Quand j’ai vu ça à la télé, je me suis dit que le pays allait sombrer dans le chaos. Il fallait que je fasse quelque chose pour le Japon. C’est à notre génération de faire cela. Pas aux jeunes. »
Takehiro le patriote surfe alors sur les sites internet pour débusquer les appels aux volontaires. Il décroche un emploi dans une petite entreprise de construction. Divorcé – il a un fils à Tokyo –, il emménage en mai 2011 près d’Iwaki et se met illico à la tâche. Avec un sens du sacrifice propre aux Japonais :
« Je suis prêt à donner ma vie pour mon pays. Je pense que ce qui se passe ici, c’est comme une guerre. Fukushima Daiichi c’est notre champ de bataille... »
Une bataille loin d’être gagnée par l’armée de l’ombre de Tepco, qui se donne quarante ans pour assainir la centrale.
« Je suis d’une génération de Japonais qui aimerait être un héros de films américains. »
Et qui sont aussi prêts à mourir en héros ?