sortir des prêts toxiques
Aidons les acteurs publics locaux à sortir des « prêts toxiques »
Damien MILLET - Patrick SAURIN1
Les acteurs publics locaux (collectivités locales, établissements de santé et organismes de logement social) assurent plus de 70 % de l’investissement public en France, essentiellement grâce à des emprunts conséquents. À la fin juin 2011, l’encours de la dette des collectivités territoriales s’élevait à 153,7 milliards d’euros (soit un peu moins de 10 % du total de la dette publique française) et celui des établissements publics de santé était de 24 milliards d’euros en 2010 Quant au logement social, le total de ses dettes financières était estimé à 89,5 milliards d’euros à la fin de l’exercice 2008.
Jusqu’à la fin des années 1990, les banques (essentiellement Dexia, les Caisses d’épargne et le Crédit agricole) proposaient surtout des prêts classiques à taux fixe ou à taux révisable. Mais, très vite, Dexia a construit un engrenage diabolique associant un financement et un produit dérivé spéculatif dans un seul et même contrat. Le principe est simple : les premières années, la banque propose un taux bonifié artificiellement bas, avant d’enchaîner sur une prise de risque inconsidérée par la suite. Par exemple, en novembre 2006, la mairie de Sassenage, près de Grenoble, a emprunté 4,47 millions d’euros auprès de Dexia au moyen d’un contrat fallacieusement dénommé « Tofix », dont le taux était de 3,57 % jusqu’en janvier 2009, puis dépendant des variations entre l’euro et le franc suisse jusqu’en janvier 2027, avant de redevenir fixe à 3,57 % jusqu’à son terme en janvier 2042.
Avec de tels prêts dits « toxiques », la banque peut multiplier ses marges par 2 ou 3, voire davantage. L’opération est d’autant plus intéressante pour elle que l’emprunteur seul supporte le risque. Même les analystes de l’agence de notation FitchRatings, que l’on ne peut pas suspecter d’anticapitalisme primaire, faisaient en juillet 2008 le constat suivant : « les prêteurs ont donc réussi à imposer une situation paradoxale où, au lieu d’être rémunérés pour prendre un risque (de crédit) supplémentaire, ils l’ont été pour faire prendre un risque (de taux) à leurs clients. »2
Ces considérations n’ont pas arrêté Dexia et ses consœurs qui ont rivalisé d’imagination pour concevoir des prêts structurés avec des indices « exotiques » plus spéculatifs les uns que les autres : la parité entre l’euro et le franc suisse, mais aussi le yen, le dollar, l’inflation, les indices de la courbe des swaps, jusqu’au cours du pétrole. En 2008, Dexia proposait 223 prêts différents ! L’imagination financière au pouvoir laissera à la postérité les produits « snowball » (« boule de neige ») dont la particularité est d’ajouter des majorations de taux les unes aux autres sans possibilité de retour en arrière, ou les « produits de pente » qui font dépendre l’évolution du taux de la différence entre deux indices avec un coefficient multiplicateur de 5 ou 7. Comme ces prêts sont beaucoup plus rentables pour elles que les prêts classiques, à partir de 2008, les banques ont incité les collectivités à réaménager la totalité de leur dette en leur faisant miroiter un illusoire allègement de charges.
En 2010, une fois terminée la période bonifiée, un grand nombre d’acteurs publics locaux se sont retrouvés piégés par des taux de plus de 20 % et sans pouvoir transformer leurs « prêts toxiques » en prêts classiques, car cette option nécessite le paiement d’une soulte (indemnité de remboursement anticipé) d’un montant démesuré, parfois supérieure à la totalité du capital restant dû. Ainsi, en juin 2006, la commune de Thouaré-sur-Loire (7 500 habitants, près de Nantes) qui avait emprunté 4 millions d’euros à Dexia à un taux initial de 3,84 % a vu ce taux passer à 6 % en 2010 (provoquant un surcoût de 60 000 euros), puis à 12 % en 2011 (la mairie a refusé de payer les 290 000 euros de surplus demandés, l’équivalent de neuf emplois communaux)3.
Conscient d’avoir toléré des pratiques en contradiction avec les principes fondamentaux de la comptabilité publique de prudence et de spécialisation des exercices4, et d’avoir laissé les collectivités locales s’engager dans des opérations de nature spéculative, l’Etat dut réagir face à l’ampleur pressentie du désastre. Il y eut d’abord, en décembre 2009, la signature d’une charte de bonne conduite, connue sous le nom de « charte Gissler », entre quatre grandes banques et certaines collectivités, mais qui se révéla très insuffisante car non contraignante. Puis, en juin 2011, l’Assemblée nationale décida la création d’une Commission d’enquête sur les produits à risque souscrits par les acteurs publics locaux, présidée par Claude Bartolone, président du Conseil général de Seine-Saint-Denis, durement touché avec 36 lignes de prêts toxiques très diverses, dont 25 chez Dexia.
Après six mois de travail, cette Commission d’enquête a publié en décembre 2011 un rapport édifiant5. L’encours risqué est estimé à 18,8 milliards d’euros dont 13,6 milliards pour les seules collectivités, et cela n’est que la partie émergée de l’iceberg car beaucoup de prêts structurés sont encore dans leur première période de bonification. Le travail de cette commission d’enquête a permis de mettre en évidence des défaillances à tous les niveaux de la puissance publique (trésoreries, préfectures, chambres régionales des comptes, Direction générale des collectivités locales, sans oublier les ministères concernés), la crédulité et le manque de sérieux de certains élus, mais surtout la responsabilité des banques. Coupables de défaut de conseil, quand ce n’est pas de tromperie, ce sont elles qui ont conçu des prêts complexes, dangereux et non conformes à la réglementation qui interdit aux acteurs publics de spéculer sur les marchés. Ce sont ces mêmes banques qui viennent aujourd’hui présenter aux Etats la facture de leur spéculation ayant mené à une crise de très grande ampleur. Rappelons que Dexia a été renflouée par les Etats français et belge en octobre 2008, puis de nouveau en octobre 2011 et son démantèlement est en cours.
Alors que le Parlement se prépare à adopter un texte de loi destiné à définir des règles de sortie des « prêts toxiques », le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique, relayé par une multitude de collectifs locaux en plein essor, veut informer et agir face à la situation financière dégradée des collectivités locales dont certaines ont déjà assigné leurs prêteurs en justice. Citoyens et élus doivent unir leurs forces pour identifier la partie illégitime de la dette locale et imposer son annulation. Afin de les appuyer dans leur action, notre collectif propose aux collectivités concernées un modèle de délibération6 destinée à refuser les produits à risque tout en demandant aux autorités de l’Etat de les interdire pour l’ensemble des acteurs publics et d’exiger des banques la transformation des « prêts toxiques » en prêts classiques, sans surcoût, sans soulte, sans allongement de durée et sans clause léonine ou abusive. Coupables d’avoir ouvert la boîte de Pandore des « prêts toxiques », les banques doivent à présent supporter la totalité des surcoûts que leurs produits ont générés pour les emprunteurs.
1 Damien Millet est porte-parole du CADTM France (www.cadtm.org), Patrick Saurin est délégué syndical de Sud BPCE, ils sont tous deux membres du Collectif pour un audit citoyen de la dette publique (www.audit-citoyen.org).
2 FitchRatings, La dette structurée des collectivités locales : gestion active ou spéculation ?, p. 2, 16 juillet 2008.
4 Le principe de spécialisation des exercices implique que l’ensemble des produits, encaissés ou non, ainsi que l’ensemble des charges, payées ou non, soit imputé sur les comptes de l’exercice concerné. Ce n’est pas le cas ici puisque les intérêts déduits au cours de la période initiale sont reportés sur les années suivantes.
6 Voir www.audit-citoyen.org/?p=957.