La direction d’Inter le promettait : la radio saurait« entendre le pays », voire « proposer une photographie du monde ». On a écouté, donc, curieux. Finalement, les classes populaires sont exclues de la photo. La Maison ronde tourne en rond, n’entendant du « pays » que les ministres, les patrons, et surtout les artistes. Et avec ce constat, accablant, la directrice Laurence Bloch est presque d’accord…
« Maintenant le boycott sera total », prévenait Philippe en juin. Et Pierre annonçait : « Je refuse d’écouter France Interque j’écoutais pourtant depuis mon adolescence, j’ai 57 ans ! », etc. Les réactions indignées affluaient cet été. À quoi Laurence Bloch, la directrice, répondait avec sagesse : attendez ! À la rentrée, vous aurez une radio « punk » et qui saura « entendre le pays ».
Sagement, nous avons attendu. Et durant toute une journée, le mercredi 3 septembre, de 5 h à 23 h, nous avons auditéFrance Inter chrono en main. Pas pour chipoter sur tel animateur, tel journaliste, mais pour constater une double absence…
Qui ne parle pas ?
18 minutes.
18 minutes sur 18 heures.
18 minutes sur 1080 minutes.
Soit 1,7 %.Voilà le temps d’antenne queFrance Inter a consacré, ce jour-là, aux ouvriers, employés, travailleurs, classes populaires, appelez-les comme vous voulez.
Ce sont deux minutes à 6 h 20, dans une friperie Emmaüs, où témoigne une jeune mère : « Avant d’accoucher je me suis dit que jamais je mettrai de l’occasion à mon enfant et vu les prix, on essaye de faire des économies là où on peut. »
C’est une minute à l’agence Pôle Emploi de Brest, dans le journal de 6 h 30, le matin, avec des chômeurs qui approuvent leur propre contrôle : « Faut arrêter de payer les gens pour rester à la maison quoi. Faut les forcer à aller travailler. »
Quatre minutes dans les jardins parisiens, à la recherche de nounous, pour Service public : « Il y en a beaucoup de Philippines qui comme ça qui sont pas déclarées. Parce que moi arrivée ici en France en 2000, 2005 on n’a pas déclaré, 2006 on a déclaré maintenant… »
Qu’on y intègre, soyons indulgents, deux minutes avec un charpentier alternatif, un peu folklorique, qui construit « la future cabane du berger, avec eau chaude, électricité, toilettes sèches » dans un Temps de Pauchon.
Et enfin six minutes sur les « femmes issues des nations amérindiennes et inuit au Canada, dont 1200 ont été tuées en 30 ans », avec ce paradoxe, tout de même, que les « femmes autochtones » de là-bas suscitent plus d’intérêtque les « femmes autochtones d’ici »…
18 minutes, et on compte large. La direction d’Inter pourra toujours contester, chipoter, que c’est 24 minutes, ou 26, ou même 32, ou que le lendemain ça monte à 34 minutes, qu’importe : l’ordre de grandeur est là, dérisoire.
Qui parle ?
À la place des ouvriers, employés, travailleurs, à leur place, les artistes (réalisateurs, acteurs, chanteurs) ont largement la parole (3 heures 20). Les experts (politologues, psychologues, juristes) aussi (2 heures 20). Les patrons et leurs affidés (financiers, promoteurs, consultants) sont bien présents à leur tour (1 heure). Alors que les classes populaires représentent, d’après l’Insee, la majorité de la population, elles sont complètement marginalisées à l’antenne de la France Inter. A l’inverse, des groupes ultra-minoritaires monopolisent l’antenne.
La place accordée aux journalistes – non pas seulement comme animateurs des émissions, mais comme invités eux-mêmes – est un indice de cette clôture sociale : un photoreporter dans « Instant M », une rédactrice en chef duNouvel Observateur dans « Si tu écoutes j’annule tout », un journaliste de Libération dans « Le Téléphone sonne », le co-directeur de Libération dans « A-Live », et à nouveau une brochette de grands reporters… pour près de deux heures, au total.
Les journalistes parlent aux journalistes et bien souvent de journalisme : voilà le marqueur, flagrant, d’un univers qui se referme sur lui-même.