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Ecologie, intermittents et travail immatériel

Interview par Ingrid Merckx pour Politis

Quels rapports voyez-vous entre les revendications des intermittents et l'écologie politique ?

La connexion avec les "intermittents" se situe à plusieurs niveaux : 1) La sortie du productivisme capitaliste, c'est-à-dire du salariat, au profit du travail autonome, d'un travail choisi plus épanouissant mais moins productif - ce qui nécessite revenu garanti et coopératives municipales, institutions locales du travail autonome et du développement humain qui sont la base d'un nouveau système de production non productiviste et plus adapté aux nouvelles forces productives. 2) En effet, le passage de l'ère de l'énergie (industrielle) à l'ère de l'information (post-industrielle) fait passer de la force de travail, dont le produit est proportionnel au temps passé (ou temps machine), au travail immatériel dont la productivité est non linéaire, non mesurable par le temps comme Marx le pressentait dans ses Grundisse, se rapprochant du travail artistique et créatif, travail par objectif beaucoup plus précaire et aléatoire que le salariat industriel.



Non seulement ce sont toujours les évolutions technologiques qui déterminent les systèmes de production, ce qui rend vain de vouloir résister aux transformations matérielles en cours au lieu de s'y adapter, mais il y a aussi une nécessité écologique d'accélérer le passage à l'économie immatérielle et de l'orienter vers le développement humain.

Les intermittents associent travail à choix et plaisir. En quoi cela dérange-t-il les représentations traditionnelles du travail ?

C'est le travail lui-même, à mesure qu'il devient de plus en plus qualifié et n'est plus simple force de travail, qui exige désormais la mobilisation des compétences mais aussi de la subjectivité, de l'autonomie et de la créativité individuelle. Le passage au travail choisi et le développement de l'autonomie dans le travail sont donc contraints par l'évolution de la production. A l'opposé de l'ancienne contrainte disciplinaire, il y a bien introduction d'une nouvelle dimension de choix et de plaisir mais qui n'a rien à voir avec un caprice individuel, un hédonisme généralisé ni avec une histoire qui se plierait aux désirs des hommes. C'est tout simplement que le plaisir dans le travail est devenu un facteur de production. Et pas seulement dans les activités artistiques, où d'ailleurs le "plaisir" peut tout autant être une forme de souffrance...

En période de fort chômage, le travail devient aussi un objet de désir, parce qu'il manque. Ce n'est pourtant pas du tout une raison pour accepter, selon la logique du workfare, n'importe quel travail alors qu'il devrait justement rester désirable et adapté aux compétences de chacun !

Le plein emploi vous paraît-il un fantasme dépassé ?

Je ne crois pas du tout à une fin du travail si on le définit comme "lutte contre l'entropie" (tâche infinie), une grande partie du chômage actuel étant dû à la rigueur budgétaire, une autre à la concurrence des pays les plus peuplés, une autre à la désindustrialisation et l'automatisation, sans adaptation des rapports de production aux nouvelles forces productives. Le plein emploi comme salariat généralisé me semble bien par contre un fantasme au nom duquel on aggrave la situation des précaires : l'argument de la CFDT à chaque fois qu'elle réduit l'indemnisation des précaires étant qu'il ne faut pas encourager la précarité... qui continue malgré tout de s'étendre et dans des conditions de plus en plus insupportables.

La transformation du travail et la raréfaction de l'emploi salarié exigeraient au contraire de nouvelles protections sociales (un revenu garanti notamment) et les nouvelles institutions du travail autonome (coopératives municipales) orientées vers le développement humain et les échanges locaux (avec des monnaies locales).

Il faut, en effet, raisonner en termes de système de production, c'est pourquoi, il ne suffit pas de défendre seulement un salaire garanti – ce qui produit indubitablement un certain nombre d'effets pervers - mais l'associer à une organisation donnant aux individus les moyens de valoriser leurs compétences et faire ce qu'ils ont envie de faire : machines (FabLab), formation, assistance, commercialisation… C'est la fonction de ce que j'appelle « coopératives municipales », qui assurent ce soutien et un débouché local permettant d'être relativement compétitif face au système marchand.

On a besoin d'un travail autonome, mais cela ne veut pas dire qu'on pourrait être autonome en tout : pourquoi un musicien devrait-il être aussi son propre agent, webmaster, etc. ? Il faut jouer au contraire sur la complémentarité des qualités personnelles plutôt que s'imaginer que tout le monde devrait avoir toutes les compétences et soit une entreprise à soi tout seul !

La distinction temps travaillé-temps libéré, est-elle encore opérante ?

La caractéristique du travail immatériel valorisant les compétences individuelles et mobilisant toute la personne, c'est de ne plus être mesurable par le temps passé, ce qui non seulement rend caduc toute nouvelle politique de réduction du temps de travail (du moins en France, pas aux USA ni en Chine) mais efface la séparation entre le travail et la vie, ce qui comporte des aspects positifs de réappropriation de l'activité productive (comme exercice de nos facultés qui n'est plus une "désutilité" devant être compensée par la consommation) et d'autres plus aliénants (d'autant plus qu'on n'est pas dans un travail choisi épanouissant, ce qui peut nous déposséder au contraire de toute notre existence).

En tout cas, avec le numérique et les nouvelles formes d'organisation du travail, le "temps libre" n'a plus guère de sens. C'est une utopie liée à la société salariale. Quand on est salarié, le temps libre signifie le temps où l'on peut se libérer de son lien de subordination pour se consacrer à sa famille ou ses loisirs. Sinon, la civilisation du temps libre, ce serait quoi ? Du temps occupé par des loisirs marchands ? Si on arrive plutôt à faire que sa passion devienne son travail ou qu'il soit assez valorisant, alors le temps libre n'existe pratiquement plus, devenant simplement les activités hors travail tout aussi nécessaires à la reproduction sociale comme à l'entretien de nos compétences.

Version augmentée de celle publiée par Politis

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30/07/2014

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