Doux : la fin d'un modèle agricole?

Doux ou la fin du modèle agricole breton

05 juin 2012 | Par Martine Orange Mediapart
 
 

Comment a-t-on pu en  arriver là ? Depuis l’annonce surprise du dépôt de bilan du groupe Doux,  vendredi, la question revient sans cesse. Chez les syndicats et les 3.500 salariés du groupe qui attendent les premiers éclaircissements sur leur sort, mais qui ont déjà quelques réponses, tant ils n’ont cessé de dénoncer la fuite en avant et les manquements de leur groupe depuis plusieurs années. Chez les 800 éleveurs qui sont pieds et poings liés à la société Doux et qui depuis plusieurs mois voient les impayés s’accumuler.  Chez les fournisseurs qui n’imaginaient pas que le numéro deux français de la volaille puisse vaciller. Chez les syndicats agricoles qui assistent, impuissants,  à l’écroulement de leur modèle. Mais aussi au gouvernement, qui a dû en quelques jours s’emparer d’un dossier  gentiment légué par le précédent gouvernement, bien que l’alarme ait été sonnée dès le début de l’année.

 

 

 

 

Au cabinet d’Arnaud Montebourg, ministre du redressement industriel,  comme au ministère de l’agriculture, on découvre l’envers du décor du numéro deux français de la volaille. Un univers opaque, marqué par une gestion patriarcale et surannée. « On ne peut pas dire que, depuis des années et des mois, il ait montré beaucoup de pertinence dans ses choix industriels, dans ses choix stratégiques », a constaté,  dimanche, Stéphane Le Foll,  ministre de l'Agriculture sur Europe 1.

Mais  le groupe Doux, c’est aussi un des champions du monde agro-alimentaire intensif,  tel que le prônaient les politiques agricoles depuis les années 1970, bâti à coup de subventions nationales et européennes, sous l’égide des syndicats agricoles, avec la bénédiction des élus locaux et nationaux. Son écroulement aujourd’hui marque un peu plus l’effondrement du modèle agricole breton, qui, entre surproduction, écroulement des cours, paupérisation des agriculteurs, algues vertes et pollution des eaux, ne cesse de donner des signes d’épuisement depuis plusieurs années.  C’est aussi pour cela que la faillite du groupe Doux a un tel écho en Bretagne,  car au-delà des nombreux emplois directs, des dangers pesant sur la filière avicole, c’est toute la région qui se sent atteinte.

 

 

 

 

Dans le monde agricole breton,  Charles Doux était jusqu’alors un personnage, une référence même. C’est le portrait robot de petit entrepreneur qui a réussi, selon l’imagerie patronale. Né d’un père arménien qui a commencé sur les marchés nantais et des Deux-Sèvres avant de venir s’installer à Chateaulin (Finistère),  il a repris la petite entreprise de volaille paternelle dans les années 70. C’est l’époque où les politiques ne parlent que de modernisation de l’agriculture, où les subventions, distribuées au nom de la politique agricole européenne, coulent à flot pour aider à l’intensification des productions, où les réseaux bancaires mutualistes prêtent à tour de bras aux agriculteurs, où la grande distribution émerge et réclame de plus en plus de productions normées et massifiées.

Charles Doux saisit le vent et se lance, en rachetant des abattoirs de volaille,  jusqu’à avoir le plus grand réseau d’abattage de l’Ouest. Il noue des liens serrés avec les éleveurs, leur assurant des débouchés pour leur  production.  Il part à la conquête des marchés à l’exportation, devient un grand fournisseur de volailles en Arabie saoudite, au Moyen-Orient, en Afrique. La France agricole en fait un héros.  Il y acquiert le titre du roi de la volaille.

L’Europe soutient activement cette activité d’exportation : elle verse des subventions pour compenser le coût des céréales plus élevées en Europe que sur les marchés mondiaux,  afin que l’industrie agro-alimentaire européenne reste compétitive. C’est ainsi que le groupe Doux est devenu un des premiers bénéficiaires de la PAC.  En 2010, il a reçu quelques 56 millions d’euros de subventions européennes... 

Les étranges équations de l'élevage intensif

Mais alors que la grande distribution augmente ses exigences de production conforme et de prix,  le groupe Doux décide d’aller plus loin et imagine de bâtir un système de production totalement intégré, allant de l’élevage à la transformation (les plats préparés Père Dodu), en passant par l’abattage. Il sera le seul industriel de la volaille à pousser aussi loin l’intégration.

Il met en place toute une filière avec ses propres producteurs de poussins, ses céréaliers.  Chez lui, les éleveurs sont sous contrat, avec un statut qui ressemble d’assez près à celui de métayer. Le groupe Doux négocie tout pour eux et leur fournit tout : les poussins, la nourriture pour l’élevage,  l’énergie indispensable pour l’élevage intensif des volailles.  Selon la demande,  l’éleveur doit s’adapter,  passer des poulets à la dinde ou inversement . « L’éleveur ne décide pas de ses fournisseurs ni de sa production. En revanche, il n’a pas d’avance à faire pour payer les matières premières et l’énergie. Le groupe Doux paie tout et ne lui reverse que le prix de l’élevage »,  explique Céline Joly, chargée de mission de la production volailles à la FRSEA Pays de Loire.

Aujourd’hui, 800 éleveurs sont liés au groupe Doux. Dans ce monde  de l’élevage industriel intensif,  c’est un peu la ferme du futur telle que l’avait imaginée Tex Avery.

© dr

On ne compte pas en nombre d’animaux mais en mètres carrés de bâtiments pour l’élevage. Ces éleveurs totalisent un million de mètres carrés construits.  Leur production est calculée selon une équation étrange : 28 poussins par mètre carré multiplié par 7 à 8 couvées dans l’année. Cela donne quelque 200 millions de poulets élevés puis abattus par an. Mais l’éleveur y gagne à peine sa vie. Les bénéfices se calculent au centime près. Selon la FRSEA Pays de Loire, la marge moyenne des agriculteurs en 2010-2011 est de 0,197 euro par kilo. Surendettés, beaucoup d’agriculteurs sont étranglés par les frais financiers et survivent à peine. 

A l’autre bout de la chaîne, les salariés qui travaillent dans les abattoirs ou sur les chaînes de transformation sont tout aussi perdants. Leur travail est des plus éprouvants pour un salaire minimal. Le SMIC y est la norme, le dialogue social inexistant.  Fidèle à sa réputation, le groupe Doux a dénoncé en 2004 sa convention collective sur les 35 heures et a refusé de payer les temps de pause : une demi-heure par jour. Plus de 260 salariés, soutenus par les syndicats,  ont porté l’affaire devant les prud’hommes, qui ont fini par leur donner raison, après quatre années d’attente et de combat.

En dépit d’un chiffre d’affaires de 1,4 milliard d’euros en 2011, le groupe Doux a le plus grand mal à survivre. Les marges sont rognées par la grande distribution et les grands clients (fast food, services des restauration aux collectivités) qui exigent toujours plus de baisses de prix. « En début d'année, les conditions d'exploitation se sont durcies », rapporte aux Echos Philippe Pitriou, élu CFDT. Le prix des céréales a flambé. Pourtant certaines enseignes ont cherché à obtenir des baisses de prix allant jusqu'à 6 %. 

Débacle au Brésil

Mais c’est surtout son expansion internationale qui lui coûte le plus cher. En 1988, Charles Doux décide d’aller s’installer au Brésil. Il a le projet de dupliquer son modèle d’élevage industriel intégré,  en profitant des  très bas prix des céréales et des oléagineux pratiqués dans le pays. A partir de cette base industrielle, commence-t-il à rêver, il pourra se renforcer au Moyen-Orient, atteindre les marchés indien, chinois, qui lui sont fermés en raison d’un coût de production très élevé. Le poulet, assure-t-on dans tous les milieux agricoles, est l’avenir de la nourriture mondialisée. Tous les pays en consomment : il n’est frappé d’aucun interdit religieux.

 

Le grand projet international ne portera jamais ses fruits. Pourtant, le groupe ne ménage pas les investissements : il s’endette à hauteur de 240 millions d’euros pour financer son développement et son activité au Brésil.

 

Que s’est-il passé exactement ? Le groupe Doux est si opaque, si fermé,  qu’aucun des interlocuteurs n’est capable actuellement de le dire. L’envolée des cours mondiaux des  matières premières à partir de 2004  paraît avoir compromis  l’équilibre de l’ensemble du groupe.  L’année d’avant, Charles Doux a cédé la gestion quotidienne de sa société à Guy Odri, un ancien HEC, bien décidé à appliquer au monde de l’agro-alimentaire les principes de la finance.  Tout en pratiquant une gestion sociale dure, il continue la course à la grandeur,  cherche à étendre partout l’emprise du groupe.  Les surcapacités menacent. La grippe aviaire achève de déstabiliser l'entreprise.

 

Dès 2006, les banquiers s’inquiètent de la dégradation financière du groupe. Refusant de donner trop de comptes, la direction de Doux lance au printemps 2007 un appel d’offre auprès des banques pour émettre un emprunt obligataire de 200 millions d’euros. Barclays Capital l’emporte et met en place un prêt relais, en attendant l’émission obligataire. Celle-ci ne pourra jamais être lancée. Entre temps, la crise des subprimes a éclaté. Surtout, le groupe surendetté n’est plus capable d’offrir les garanties suffisantes aux créanciers. Bien malgré elle, la Barclays se retrouve le principal soutien financier du groupe Doux, et lui prête à long terme 130 millions d'euros.

 

Dès la fin 2007, le Comité interministériel de restructuration industriel (Ciri) entre dans le jeu. De tous côtés, le même mot d’ordre jaillit : il faut sauver le groupe Doux, acteur clé de la filière avicole bretonne. Des solutions sont cherchées. La banque accepte de temporiser et de reporter des échéances de crédit. Les négociateurs tentent de refaire un tour de table : mais Charles Doux assure qu’il ne peut pas remettre de l’argent.  Bien que classé au 146 ème rang des fortunes françaises par Challenges, plusieurs interlocuteurs s'interrogent sur la réalité de sa fortune : il  n’a fait aucun apport d’argent dans le groupe depuis plus de quinze ans. Un mandat est confié plus tard  à la banque Lazard pour tenter de trouver un partenaire extérieur, voire un repreneur.

Pendant trois ans, le groupe Doux fera des allers-retours auprès du Ciri, assurant une année que tout va bien puis six mois plus tard, qu’il est bord de l’étranglement. Les syndicats du groupe constatent chaque jour la dégradation de leur entreprise, les abattoirs qui ferment , les emplois supprimés, les salaires gelés. Ils tentent d’obtenir quelques éléments sûrs pour comprendre la situation. En vain. Les intervenants extérieurs ne sont pas guère mieux lotis. En tout cas, ils n’ont qu’une vue très partielle.

Car s’ils peuvent encore obtenir quelques informations sur la France, le Brésil reste, pour eux, un trou noir. Ils ne découvriront la réalité qu’en janvier 2012. Inquiètes par les impayés qui s’accumulent,  la vingtaine de banques créancières de la filiale brésilienne de Doux viennent de décider de lui couper les crédits. C’est la crise de liquidités. La société brésilienne, dans l’incapacité de payer ses fournisseurs, s’arrête. Dans le sauve qui peut général, le groupe français négocie une solution de location-gérance auprès d’un de ses principaux concurrents. L’activité repart mais Doux garde les 240 millions de dettes liées à l’aventure brésilienne. Dans la panique, Doux a même consenti  au repreneur une option de vente de toute son activité pour un euro symbolique.

L'angoisse des salariés

Cette déconfiture brésilienne met à bas tous les projets de redressement de Doux en France. Car le groupe était en train de négocier l’entrée du fonds  stratégique d’investissement (FSI), filiale de la Caisse des dépôts, dans son capital. Furieux de découvrir la débâcle brésilienne dans la presse,  le FSI coupe court à toute négociation et l’annonce publiquement dans un communiqué vengeur. Les éventuels investisseurs qui étaient prêts à l’accompagner dans l’aventure, s’évanouissent en même temps.

Doux se retrouve en urgence à la casse Ciri. Car les difficultés financières sont en train de faire plonger tout le groupe. La crise de liquidités s’installe. Les  délais de paiement des fournisseurs s’allongent à vue d’œil. Les éleveurs sont payés entre  60 et 120 jours. Sur un seul abattoir, les arriérés de paiement s’élèvent au plus de 5 millions d’euros. Au total, ceux-ci approcheraient une trentaine de millions d’euros. Les fournisseurs de céréales ou d’énergie, qui ne sont plus payés par le groupe Doux, exigent d’être réglés directement par les agriculteurs à la livraison, qui eux-mêmes se retrouvent étranglés. Dans sa chute, l’entreprise risque d’entraîner toute la filière. Paniqué, Charles Doux renvoie son directeur général, Guy Odri et décide de reprendre en main la direction des opérations.

 

C’est à ce moment de tension et de panique que le nouveau gouvernement découvre le dossier. On lui parle de dépôt de bilan, de licenciement, d’écroulement de la filière avicole, de catastrophe en Bretagne. En moins de trois jours, Arnaud Montebourg et Stéphane le Foll avec leurs membres du cabinet tentent de monter une solution. La Barclays est prête à convertir sa créance de 130 millions d’euros en capital. A une condition : avoir le contrôle du groupe et une totale vue sur la situation financière et juridique du groupe. Après deux jours de discussions, un compromis a même été trouvé avec Charles Doux  : il restera entre 6 et 9 mois afin d’assurer la transition. Un nouveau plan industriel est élaboré. Enfin, 35 millions de concours financiers seront apportés pour faire face aux échéances financières les plus pressantes et payer les éleveurs. Vendredi dans l’après-midi : tout est prêt. Sauf que Charles Doux, qui a regagné la Bretagne le jeudi soir, s’est ravisé. Le vendredi à 17 heures, il dépose le bilan du groupe au tribunal de commerce.

 « Vendredi, la solution trouvée tenait la route, elle préservait l'outil industriel et l'emploi. Là, il y a clairement une difficulté supplémentaire. Il faut avancer avec un Charles Doux pas toujours réaliste qui préserve ses intérêts propres. Il  a clairement loupé une marche.  Il n’a pas compris que ce n'était pas responsable. », dit une personne associée aux négociations, qui reproche à la banque Lazard d’avoir entretenu le dirigeant dans des positions irréalistes.

« Entretenir l’idée  d’un Charles Doux, patriarche, qui refuse de céder le pouvoir, et est prêt à tout pour faire capoter le processus de reprise, est faux », rétorque Maurice Lantourne, avocat du groupe depuis trois semaines. « Il était prêt à tout céder pour un euro symbolique. Mais il n’a pas supporté l’idée de donner les clés de l’entreprise qu’il a créée à une banque, qui ne sait pas ce qu’elle veut en faire. La vendre, la céder par appartement, la garder. Il a eu peur que tout s’écroule ». « Et puis, il a du mal à comprendre le changement de pied », ajoute l’avocat de Bernard Tapie. « Il y a un mois, tout le monde, le Ciri, la banque, lui soutenaient que le dépôt de bilan était le meilleur moyen de mettre la société à l’abri des créanciers brésiliens, qui semblent avoir des garanties sur des actifs français. En trois jours, on lui soutient exactement l’inverse. »

Le mécanisme du redressement judiciaire s’est mis en branle. Dès lundi, l’administrateur judiciaire a pris des dispositions pour payer au comptant  les éleveurs et les fournisseurs, afin que l’entreprise puisse poursuivre son activité. Les salariés sont assurés de recevoir leur salaire de mai, qui sera versé par l'association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS).  La Barclays a dépêché dès lundi des auditeurs dans le groupe pour faire le point sur la situation financière et juridique.

Les proches de Charles Doux assurent qu’il y a des solutions pour sauver le groupe, que des financiers accepteront d’apporter de l’argent frais. Les salariés, eux, doutent. Les syndicats ont claqué la porte lors du comité central d’entreprise. Après avoir expliqué sa position, Charles Doux a quitté l’instance, laissant au responsable des affaires sociales le soin d’expliquer la situation.  « Impossible d'éviter restructuration et licenciements » leur a-t-il déclaré , après avoir fait voté la confiance à la direction sur un texte garantissant l’emploi. « De carrière de syndicaliste je n'ai jamais vu ça. Comment la direction d'un groupe peut-elle demander aux syndicats de salariés de cautionner des licenciements ? C'est un affront inadmissible alors qu'on met tout en oeuvre pour essayer de garder la tête hors de l'eau », s’est indigné  Jean-Luc Guillart, délégué CFDT. « A partir de demain, on est reparti pour des plans incessants de licenciements dans le groupe », a renchéri le délégué CGT Raymond Gouiffes.  « La semaine sera cruciale »,  pronostique-t-il.

 


07/06/2012

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