dérives au sénat

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Directeur de la publication : Edwy Plenel
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Détournements au Sénat: la tirelire secrète
de plusieurs sénateurs UMP
Après les révélations de cet été sur les dérives au
sein du groupe UMP de l'Assemblée nationale (au
profit de Bygmalion notamment), cette affaire sème
un vent de panique au Palais du Luxembourg, à
quelques encablures des sénatoriales du 28 septembre
qui devraient redonner la majorité à la droite, et
rappelle l'urgente nécessité d'instaurer la transparence
sur les dépenses des groupes parlementaires.
PAR MATHILDE MATHIEU
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 15 SEPTEMBRE 2014
La justice enquête sur de possibles faits de
« détournements de fonds publics », d'« abus de
confiance » et de « blanchiment » au groupe UMP du
Sénat. Des élus ont touché de l'argent par le biais d’une
association écran. Mediapart a reconstitué en partie
la liste des bénéficiaires, dont Jean-Claude Gaudin,
Gérard Longuet, Hubert Falco ou René Garrec.
Grâce à des sources proches de l'enquête, Mediapart a
pu reconstituer une partie de la liste des sénateurs UMP
destinataires de chèques douteux de l'URS signés entre
fin 2009 et début 2012, dont l'addition avoisinerait les
200 000 euros :
• Jean-Claude Gaudin (Provence-Alpes-Côte-
d'Azur), l'actuel patron du groupe UMP du Sénat et
maire de Marseille, a ainsi encaissé 24 000 euros en
six chèques
• Roland du Luart (Pays-de-la-Loire), vice-
président de la commission des finances, a bénéficié
de 27 000 euros en six chèques
• Hubert Falco (Paca), maire de Toulon et ancien
secrétaire d’État sous la présidence Sarkozy, a
touché 12 400 euros
• René Garrec (Basse-Normandie), membre du
Comité de déontologie parlementaire du Sénat, a
empoché 12 000 euros en trois chèques
• Gisèle Gautier (Loire-Atlantique), sénatrice de
2001 à 2011, ancienne présidente de la Délégation
aux droits des femmes, a bénéficié de presque 12 000
euros
• Jean-Claude Carle (Rhône-Alpes), vice-président
du sénat et trésorier du groupe UMP, a reçu 4 200
euros
• Joël Bourdin (Haute-Normandie), membre de
la commission interne chargée de contrôler les
comptes du Sénat, a été gratifié de 4 000 euros
• Idem pour Ladislas Poniatowski (Haute-
Normandie)
• Gérard Longuet (Meuse), ancien ministre de la
Défense du gouvernement Fillon et ancien président
du groupe UMP, apparaît pour 2 000 euros
Un tonneau des Danaïdes percé de toutes parts. Alors
que le Sénat déverse plusieurs millions d'euros par
an dans les caisses du groupe UMP pour financer ses
travaux parlementaires, une partie de cet argent public
a fuité sur les comptes personnels de sénateurs UMP
grâce à d'ingénieux canaux de dérivation que la justice
est en train de mettre au jour, et sur lesquels Mediapart
a enquêté.
Selon l'un des circuits utilisés, des fonds du groupe
UMP sont allés dans le plus grand secret alimenter
une association baptisée URS (Union républicaine du
Sénat, structure quasi fantoche au service d'anciens
giscardiens et centristes), qui les a redistribués à
certains de ses membres sous forme de chèques ou
d'espèces, sans contrepartie connue.
L'hémicycle du Sénat © Reuters
La justice soupçonne que cet argent, ainsi "blanchi",
ait pu constituer un complément de salaire dans
certains cas, de surcroît non déclaré aux impôts.
D'après nos informations, les principaux élus UMP
bénéficiaires devraient être auditionnés en rafale d'ici
quelques semaines (de même que certains hauts
fonctionnaires de la maison), dans le cadre d'une
information judiciaire ouverte sur de possibles faits
de « détournements de fonds publics », d'« abus
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• De même que Gérard Dériot (Auvergne)
etc.), en complément des cotisations versées par les
élus (un million d'euros par an). Même en interne,
le culte du secret est tel que le trésorier du groupe
UMP, Jean-Claude Carle, n'a jamais fait la moindre
présentation des comptes à ses collègues.
Le fondateur et président de l'URS, le sénateur UMP
Henri de Raincourt, aurait carrément bénéficié, à un
moment donné, d'un virement bancaire de 4 000
euros par mois, si l'on en croit Le Canard enchaîné.
Cet ancien ministre du gouvernement Fillon a tout
bonnement domicilié l'URS dans son château de
l'Yonne – où il emploie par ailleurs son épouse comme
assistante aux frais du Sénat. D'après nos informations,
son plus fidèle collaborateur, Michel Talgorn, a pour
sa part encaissé 25 000 euros de chèques de l'URS en
2011 et 2012.
Interrogés par Mediapart, ceux qui ont encaissé ces
chèques de l’URS optent pour le silence (Gaudin,
du Luart...) ou avancent des explications hasardeuses
– sinon sur le plan pénal, en tout cas sur le plan
éthique. Ainsi Joël Bourdin tient-il un discours pour
le moins alambiqué : « Je crois que j'ai retrouvé le
fil, nous dit-il par téléphone, après quelques heures de
réflexion. C'est le remboursement d'une vieille dette
de l'UDF à mon égard, d'avant la création de l'UMP
[en 2002]. Ça correspondait à des repas avec des élus,
des meetings, des choses comme ça, que l'UDF devait
me prendre en charge. Quand mon parti, l'UDF, s'est
fondu dans l'UMP en 2002, je me suis retrouvé chou
blanc. Depuis, je râlais au groupe UMP du Sénat, mais
ils mégotaient. Le groupe a fini par me rembourser
mes 4 000 euros en 2011. » Une dizaine d'années plus
tard ?! Et d'oser : « C'est un cheminement logique... »
Le sénateur Henri de Raincourt (au centre), ancien
ministre du gouvernement Fillon © Reuters
À ces montants, il faut encore ajouter 112 000
euros d'espèces retirées des caisses de l'URS par
le secrétaire de l'association en deux ans, dont les
policiers de la BRDA (brigade de répression de
la délinquance astucieuse) tentent d'identifier le(s)
ultimes bénéficiaire(s).
Loin de là, en réalité. Quand bien même l'élu
conservait-il une créance à l'égard de son parti (UDF,
puis UMP), c'était au parti de la régler sur ses propres
deniers, pas au groupe UMP du Sénat. Que vient faire
l'argent de la haute chambre dans cette histoire ? « Je
n'ai pas cherché à comprendre, balaye Joël Bourdin.
C'est de l'argent qu'on me devait, je n'allais pas
faire la fine bouche pour savoir qui payait ! » A-t-
il déclaré cette somme aux impôts en 2012 ? « Pour
moi, ça ne correspondait pas à un revenu mais à la
restitution d'une charge, rétorque Joël Bourdin. Il est
donc probable que non. »
Depuis des mois, les juges s'efforcent surtout de
qualifier ces faits pénalement : peut-on conclure à un
« détournements de fonds publics » au détriment du
groupe UMP ? À un « abus de confiance » au préjudice
de l'URS ? Dans les rangs de l'UMP, on se réfugie
derrière l'article 4 de la Constitution, qui prévoit que
les groupes parlementaires « exercent leur activité
librement ». Sous-entendu : le groupe UMP avait tout
loisir de redistribuer son argent public à sa guise, dans
l'opacité la plus totale !
Des chèques pour les sénatoriales
Hubert Falco se montre plus direct pour justifier ses
chèques de l'URS. « Je crois que je touchais de
l'ordre de 1 000 euros par mois. Ça correspond à un
De fait, aucune loi n'oblige les « groupes
parlementaires » à publier leurs comptes ni même
à les faire certifier, à l'inverse des partis politiques.
En 2012, le Sénat a ainsi alloué 3,7 millions d'euros
de subventions au groupe UMP, en théorie pour
couvrir ses dépenses de fonctionnement (emplois de
collaborateurs, frais de communication ou réunion,
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complément d'indemnité que nous attribuait le groupe
UMP du Sénat », avance sans ciller le sénateur et maire
de Toulon, comme une évidence.
René Garrec, lui, propose encore une autre explication
à ses chèques de l'URS, assez ahurissante. On
découvre, en l'écoutant, que certains sénateurs UMP
qui n'épuisaient pas leur « crédit collaborateurs »
offraient leurs "restes" au groupe UMP (c'est autorisé),
mais obtenaient ensuite que le groupe reverse
discrètement cet argent public (censé servir à l'emploi
d'assistants) sur leur compte bancaire personnel – en
transitant par l'URS en l’occurrence. Une ingénierie
financière difficilement justifiable. « Je pense que
c'était légal », souffle René Garrec, tout en admettant :
« Ça aurait peut-être dû être clarifié... »
Hubert Falco, le sénateur et maire de Toulon © Reuters
En plus de son salaire de sénateur (indemnité de base
de 7 100 euros bruts), de son enveloppe de 7 500
euros mensuelle pour le recrutement d'assistants (le
« crédit collaborateurs ») et de son « indemnité pour
frais de mandat » officielle (6 000 euros nets par
mois versés par le Sénat pour couvrir les dépenses
liées à l'exercice du mandat), Hubert Falco bénéficiait
donc d'une rallonge secrète du groupe UMP, qui
transitait par l'URS. « Ça me servait dans l'exercice
de mon mandat », jure le sénateur, démentant toute
dépense d'ordre privé, assurant détenir des « notes de
frais ». « Ce sont des chèques qu'on encaissait tout
naturellement, conclut-il. Je plaide la bonne foi, je ne
pense pas que ce soit irrégulier. »
En fait, tout est fait pour embrouiller les curieux. Pour
mieux cerner les règles – et traditions – relatives aux
budgets des groupes, les enquêteurs se sont tournés
vers un questeur socialiste, Jean-Marc Todeschini,
auditionné avant les vacances d'été. Mais d'après nos
informations, le "dignitaire" s'est bien gardé de dire
quoi que ce soit susceptible d'enfoncer ses collègues
UMP.
La tâche de la justice est d'autant plus complexe
qu'en dehors de l'URS (et d'une association plus petite
baptisée le Crespi et soupçonnée de faits similaires),
le groupe UMP a lui-même distribué, en direct, des
chèques et des espèces à certains sénateurs dans des
conditions surprenantes. Une sacrée pagaille.
« Les groupes sont libres de faire ce qu'ils veulent
de leur argent une fois qu'ils l'ont encaissé, argue
son collègue Gérard Dériot, l'un des trois questeurs
du Sénat (ces élus chargés par leurs pairs de gérer le
budget de la maison). C'est comme un fonctionnaire :
une fois qu'il a touché l'argent de l’État, il peut le
dépenser librement ! » Lui-même a été gratifié d'un
petit chèque par l'URS. « C'est allé au fonctionnement
de ma permanence dans mon département », certifie
Gérard Dériot. L'a-t-il déclaré aux impôts ? « En toute
honnêteté, ça m'étonnerait. »A posteriori, pense-t-il
qu'il aurait dû ? « J'en sais rien, oui, sans doute. »
Les policiers sont ainsi tombés sur un chèque de 2
000 euros encaissé par Jean-Pierre Raffarin en 2011,
que Jean-Claude Carle, son principal lieutenant au
Sénat, déclare avoir signé comme trésorier du groupe
UMP. De quel droit ? « Jean-Pierre Raffarin a effectué
un voyage au Canada, où il a notamment donné des
conférences, explique l’attachée de presse de l’ancien
Premier ministre. Le groupe l’a défrayé d’une partie
de ses frais sur place, parce qu’il a aussi organisé des
réunions avec des Français de l’UMP. Ça n’a rien
d’anormal. »« C'est le seul chèque qu'il a touché, j'ai
vérifié », tient à préciser Jean-Claude Carle, entendu
Nos questions finissent par l'agacer : « Je ne suis pas
contre la transparence, mais les élus se retrouvent
cloués au pilori en permanence. Vous voudriez qu'on
ne gagne rien, qu'on soit là pour la gloire ? Vous nous
préparez une magnifique dictature – je dis ça pour la
blague, hein. En réalité, vous savez, on y met souvent
de notre poche. »
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par les enquêteurs l’an dernier. Mais quel rapport
avec le groupe UMP du Sénat ? Avec le travail
parlementaire ?
impétrants n'ayant jamais mis un pied au Sénat. « Entre
7 000 et 10 000 euros par candidat », calcule Jean-
Claude Carle, qui confirme, quand on lui demande,
que l'ancien président du Sénat Gérard Larcher en a
lui-même bénéficié (ce dernier n'a pas retourné nos
appels).
Il faut dire que jusqu’à présent, aucune loi
n'encadrait le financement des campagnes
sénatoriales,
à l'inverse des législatives,présidentielles ou cantonales. Une exception enfin
corrigée pour le scrutin du 28 septembre.
Jean-Pierre Raffarin et Gérard Larcher, candidats
à la présidence du Sénat fin septembre © Reuters
Au passage, le trésorier reconnaît que « le groupe
UMP a régulièrement pris à sa charge des frais
de mission de sénateurs, de réunions, y compris à
l'étranger ». Étaient-ils seulement remboursés sur
factures ? « Pas toujours, non... » Comment vérifier
qu'il s'agissait d'actions politiques ? Sur quels critères
ses aides étaient-elles distribuées ? « En fonction
de l'ancienneté, de l'implication... » En clair, à
discrétion. Certains sénateurs UMP, pas au courant,
n'ont d'ailleurs jamais empoché un centime par ce
biais.
[[lire_aussi]]
La justice n'en a pas fini de démêler toute cette
tuyauterie, de distinguer les faits délictuels et le
reste – pas toujours louable mais pas forcément
répréhensible pénalement. Jean-Claude Carle pourrait
bien sûr faciliter la tâche des juges en transmettant
toute la comptabilité du groupe, mais s'y refuse. « Il
y a l'article 4 de la Constitution, dit-il. Je n'ai pas à
fournir les comptes. »
En plein cœur de l’été, le bureau du Sénat, composé
de toutes les tendances politiques, a fini par publier un
communiqué en réaction à cette affaire : « Les aides
financières consenties (aux groupes politiques) par le
Sénat seront désormais exclusivement destinées aux
dépenses nécessaires à l’activité des groupes. » Une
forme d'aveu.
« Depuis les articles de presse », Jean-Claude Carle
affirme avoir désormais stoppé les versements directs
aux sénateurs, « sauf pour des frais parfaitement
justifiés avec des factures ».
Questionné, il admet aussi avoir distribué des chèques
à l'occasion d’élections sénatoriales passées, pour
soutenir des « sortants » en campagne,



22/09/2014

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