crise alimentaire interview A.Trouvé
Crise des céréales : « Après les subprimes, on spécule sur la nourriture »
Un champ de maïs à Godewaersvelde, dans le Nord, le 22 août 2012 (PHILIPPE HUGUEN/AFP)
Elle a grandi avec le mouvement altermondialiste. Et ne l’a pas lâché la trentaine passée. Aurélie Trouvé copréside aujourd’hui Attac en France, l’Association pour la taxation des transactions financières et l’action citoyenne.
Ce qu’Aurélie Trouvé dit moins, c’est qu’elle a suivi des études d’ingénieur agronome pour finalement devenir maître de conférences en économie. Sa spécialité : les politiques agricoles et alimentaires a l’Inra.
Alors, quand les prix des céréales s’envolent comme ils le font depuis le début de l’été, la jeune femme fait le lien entre ses deux activités : ce n’est pas parce qu’une sécheresse met à mal les récoltes américaines que les prix flambent en France, c’est bien plutôt parce que nous avons dérégulé les marchés. Rencontre.
Rue89 : Peut-on parler de crise alimentaire aujourd’hui ?
Aurélie Trouvé : On parle de crise alimentaire mondiale depuis 2008. On a assisté cette année-là à une forte augmentation des prix du riz, du blé, du lait. On a parlé d’émeutes – ou de révoltes – de la faim.
Mais l’indice des prix a été encore plus haut en 2011 ! En fait, la crise est continue depuis 2008 : les prix ne sont quasiment pas retombés. C’est le cas en particulier pour les céréales, le sucre et le maïs.
Pourquoi cette flambée des prix est-elle inquiétante ?
En France, un ménage consacre en moyenne 15% de son revenu à l’alimentation. Dans les pays du Sud, c’est plus de la moitié du revenu. Du coup, dans ces pays, la flambée des prix a des conséquences [PDF] encore plus dramatiques sur la consommation quotidienne de céréales, de maïs ou de sucre.
Bientôt, ce sont les produits laitiers et la viande qui risquent d’être touchés. Pour nourrir les élevages, il faut des céréales...
Mais il y a toujours eu des crises alimentaires, ce n’est pas nouveau ?
Cet été, il y a eu une sécheresse aux Etats-Unis, et les prix du maïs ont flambé de 25%. C’est ça la nouveauté : la volatilité des prix.
Autrement dit, maintenant, quand on a un petit déficit de production, ça flambe. Ce n’était pas le cas auparavant. Les prix restaient stables, ils ne s’affolaient pas au moindre changement de temps.
Il suffit de regarder la courbe des prix des produits alimentaires, établie par la FAO [Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, ndlr], pour le voir. Depuis 2007, les prix connaissent de fortes fluctuations, et dans des temps réduits.
Le problème, donc, c’est que les prix augmentent fortement subitement pour les consommateurs. Mais cette volatilité nouvelle déstabilise également toute la filière.
Les agriculteurs, les PME de l’agroalimentaire... tous sont plongés dans l’incertitude. Du coup, ils font moins d’investissements. Ils obtiennent également moins de crédits car les banques voient bien qu’ils peuvent totalement se ruiner en une année.
Mais pourquoi, aujourd’hui, un petit déficit de production suscite une telle flambée des prix alors que ce n’était pas le cas avant ?
C’est facile d’incriminer les aléas climatiques, la sécheresse : personne n’est responsable. Alors que la crise résulte de choix politiques, et qu’il y a des responsables.
Le problème de fond, c’est que nous avons dérégulé nos marchés intérieurs.
Avant, sur ces marchés, un certain nombre de systèmes permettaient de garder des prix stables. On garantissait des prix de vente aux producteurs. En Europe, par exemple, quand le prix mondial du lait passait en dessous du prix plancher, l’Union européenne achetait le lait et le stockait, ce qui maintenait le prix élevé. Quand les prix flambaient, l’Union déstockait, ce qui faisait baisser les prix. Les Etats-Unis faisaient de même.
Pour avoir un prix assez haut et stable, l’Union européenne avait également mis en place des taxes douanières. Et les exportations étaient subventionnées.
Les prix n’étaient pas les seuls à être régulés, la production l’était aussi. Aux Etats-Unis, notamment, un gel des cultures était pratiqué. Des surfaces agricoles n’étaient pas cultivées, ce qui permettait d’éviter ces surproductions.
Le problème est survenu à la fin des années 80. En 1986, on a fait entrer l’agriculture dans les négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). En 1994, un accord a été signé. Et cet accord a laminé les politiques de régulation des marchés agricoles, notamment aux Etats-Unis et dans l’Union européenne.
Comment ?
Aujourd’hui, les prix intérieurs ne sont plus stables et protégés dans chaque pays, ils suivent du coup les prix mondiaux. Or, ces prix mondiaux sont de plus en plus volatiles.
Ils ne sont pas fixés en fonction de l’offre et de la demande dans tous les pays du monde. Ce n’est pas une moyenne des prix. Les prix mondiaux sont déterminés par la petite partie de la production qui est exportée dans le monde.
Or, sur ces marchés agroalimentaires, il y a des très gros acteurs qui sont capables d’influencer très fortement les prix, qui ne correspondent pas à l’état de l’offre et de la demande réelle.
Concernant certains produits comme les céréales ou le maïs, la spéculation joue en outre une influence décisive sur les prix.
Comment peut-on spéculer sur les céréales ou le maïs ?
Il existe ce qu’on appelle des « marchés à terme » : ce ne sont pas des marchés agricoles, sur lesquels on s’échange des marchandises ; ce sont des marchés financiers qui existent en parallèle, sur lesquels on s’échange des papiers.
Ces marchés à terme existent depuis le XIXe siècle. C’était au départ une sorte d’assurance pour les agriculteurs. Cela leur permettait de vendre leur production à un prix fixé préalablement à la récolte. En cas de chute des cours au moment de la moisson, ils étaient protégés. En cas de flambée, les investisseurs enregistraient un profit.
Cela a fonctionné jusqu’au début des années 90. Des agriculteurs, des coopératives, des négociants utilisaient ces marchés à terme. Les prix étaient fixés en fonction des « fondamentaux de marché », c’est-à-dire des anticipations de l’offre et de la demande physiques.
Et puis, peu à peu, de plus en plus de spéculateurs purs se sont mis à investir sur ces marchés : des intervenants qui, à aucun moment, ne vendent ni n’achètent de produits agricoles, qui ne vendent que des produits dérivés pour faire de la spéculation financière.
Pourquoi les spéculateurs se sont-ils subitement intéressés aux céréales ou au maïs ?
Parce que les prix ont été dérégulés à ce moment-là en Europe et aux Etats-Unis ! Quand les prix étaient stabilisés un peu partout, il y avait beaucoup moins d’intérêt à spéculer. A partir du moment où les prix varient fortement, les paris peuvent devenir plus importants.
Par ailleurs, comme les marchés de l’immobilier et de l’Internet se sont cassé la figure, les spéculateurs se sont reportés vers les marchés à terme agricoles, considérés comme plus sûrs. Après les subprimes, on spécule sur la nourriture.
A tel point que des bulles se sont formées, et ont éclaté. C’est ce qui s’est passé en 2008, c’est ce qui a mené aux révoltes de la faim.
De prochaines crises sont-elles à craindre ?
Les Etats-Unis ont de nouveau régulé les prix agricoles a partir des annees 2000, avec des mécanismes qui permettent aux agriculteurs de stabiliser leurs revenus. Les quotas et les protections aux frontières ont également été renforcés.
L’Inde ou le Brésil reprennent également des mécanismes de régulation de produits agricoles.
L’Union européenne, elle, continue à déréguler. La politique agricole commune (PAC) va être réformée en 2013. Les quotas laitiers vont être complètement élimés. Ça, c’est décidé. Les prix garantis aux agriculteurs vont continuer à diminuer : il n’y aura plus aucune trace de régulation. La Commission européenne propose par ailleurs dans ses textes de développer les marchés à terme.
Quelles solutions pourraient être envisagées ?
Pour moi, il faut [PDF] reprendre en Europe les mécanismes de stockage-déstockage, avec des prix garantis aux agriculteurs. Cela permet au passage de couper l’herbe sous le pied des spéculateurs : si les prix ne varient plus, aucun intérêt de parier dessus.
Il existe certes une limite à ce mécanisme : que l’Europe en profite pour déstocker vers les pays du Sud, à des prix défiant toute concurrence, ce qui lamine les agricultures vivrières dans les pays en question. C’est pourquoi il faut également mettre en place des systèmes de régulation de la production pour ne pas inonder les marchés étrangers.
Je pense qu’il faut aussi relocaliser les activités agricoles. Et réguler les marges de la grande transformation et de la grande distribution, comme cela se fait aux Etats-Unis.
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Sur fao.orgIndice FAO des prix des produits alimentaires
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Sur oecd.orgSynthèse de l'OCDE sur les prix alimentaires (PDF)