situation de crise

De quelques aspects de la situation

Ce qui caractérise les grandes crises, c’est leur capacité de propagation, leur caractère multifactoriel et générationnel provoquant une complète restructuration en fonction de changements précédents des rapports de force, ce qu’on peut comparer à un tremblement de terre qui enregistre le déplacement des plaques tectoniques ou bien aux vibrations qui vont permettre à des aimants de « s’auto-organiser » entre eux à égale distance. Il faut toujours distinguer l’incident souvent mineur qui peut déclencher un conflit de ses causes profondes, de même qu’il ne faut pas réduire un krach à sa cause factuelle alors que la véritable cause n’est autre que la bulle précédente.

On a malgré tout tendance à se fixer sur l’une ou l’autre cause plus ou moins contingente, quand on n’y voit pas un simple complot, de même qu’on a toujours eu tendance à vouloir minimiser une crise qu’on a cru d’abord de courte durée, puis uniquement bancaire ou financière avant de faire porter le chapeau à l’Euro voire aux politiques d’austérité, pendant que les pays s’enfoncent un à un dans la dépression. Chacun y va de sa petite mesurette sensée nous sortir de cet accident historique et permettre de revenir à l’état antérieur, au business as usual. Sauf que, dès qu’on ne se focalise plus sur l’un ou l’autre aspect de la crise mais qu’on en prend une vue d’ensemble, c’est une série de phénomènes massifs, dont j’ai essayé de faire la liste, qui s’imposent à nous et dessinent un monde futur bien différent de l’ancien.

 

Expliquer la crise actuelle dans le cadre des cycles de Kondratieff n’est pas la réduire à une causalité unilatérale (l’inflation) mais plutôt à une conjonction de processus qui épousent simplement des cycles générationnels (les nouveaux entrepreneurs de Schumpeter) mettant en oeuvre de nouvelles technologies et une nouvelle organisation productive après le krach de la dette de la génération antérieure. Ce qui frappe, en effet, ce sont les similitudes avec 1929 (ou 1789) même s’il y a aussi de grandes différences. En particulier, le rôle des inégalités dans la crise est très semblable. Ce que dit Joseph Stiglitz du prix des inégalités reprend ce que disaient déjà Eccles, Galbraith ou Livingston. Ce n’est pas qu’on pourrait faire pour autant des inégalités l’unique déterminant du cycle et de sa crise finale. De plus, si on doit inaugurer une nouvelle période de réduction des inégalités, ce serait une erreur de croire qu’elles sont exactement de même nature que dans les années 1930 et que les mêmes recettes pourraient s’y appliquer.

Il y a au moins deux différences majeures avec cette époque, c’est le déclin de l’industrie et de la nation que beaucoup regrettent sans beaucoup de raisons mais qui permettra peut-être de ne pas retomber dans les affres d’un nationalisme passé de mode dont on voit malgré tout des résurgences un peu partout. La tendance serait d’ailleurs plutôt à la sécession, à l’intérieur même des nations (Belgique, Espagne, Italie), comme illusion de pouvoir s’abstraire d’une crise qui est à l’évidence globale, quoique de façon différenciée selon les faiblesses de chacun et son histoire. La principale alternative qu’on trouve à gauche reste pourtant un national capitalisme basé sur le protectionnisme, la nationalisation des banques, l’étatisme et la ré-industrialisation, ce qui est à la fois dangereux et l’échec assuré. Il faut s’en persuader, l’échec de la gauche n’est dû qu’à elle-même, à ses archaïsmes, ses dogmatismes, ses aveuglements. De plus, et contre toute évidence, l’échelon national est considéré comme le seul valable, celui d’une souveraineté surévaluée qu’on prétend porteuse de véritables ruptures. Enfin, pour certains, une révolution mythifiée à hauteur de notre impuissance est supposée pouvoir résoudre magiquement toutes nos contradictions malgré les démentis qu’y apportent les révolutions arabes. Les révolutions sont nécessaires pour mettre fin à des inégalités devenues insultantes ainsi qu’à une corruption généralisée mais il ne faut pas en attendre de miracles au-delà, l’histoire est assez instructive là-dessus. Surtout, il faudrait se rappeler que même si les nations étaient dans la plénitude de leur puissance, y compris guerrière hélas, cela n’a pas empêché la crise de 1929 de les atteindre de plein fouet. Sauf l’URSS, mais qui voudrait refaire l’expérience ? Ne pouvoir fermer ses frontières, c’est ne pas pouvoir se soustraire à une crise systémique qui ne dépend pas de tel ou tel problème local devenu urgent à traiter à cause de la crise justement…

Les gouvernements agissent sous la pression de l’urgence n’ayant guère le choix et pas du tout selon un plan préétabli. Il n’y a ici pas plus de souveraineté des peuples que des parlements ou de leurs dirigeants pour ce qui relève presque d’une catastrophe naturelle. On a certes l’impression souvent que les décisions prises sont contre-productives, dirigées contre les peuples et complètement bornées. Il y a sans aucun doute mieux à faire. Encore faut-il pouvoir le faire, disposer des pouvoirs, des alliés, des leviers de commande, du temps qu’il faut pour s’engager dans de grandes réformes, etc. Il faut combattre l’illusion de pouvoir régler la question en quatre coups de cuiller à pot ou de discours enflammés comme si nous étions en position de maîtriser une crise qui nous dépasse et n’est pas une vue de l’esprit.

En tout cas, il y a un certain nombre de différences avec la grande crise qui empêchent de calquer nos politiques sur celles de l’époque:

- Il ne peut y avoir de protectionnisme radical

Il y a de très bonnes raisons de défendre une plus grande dose de protectionnisme pour améliorer la stabilité de l’économie et de la vie locale mais le protectionnisme étant toujours réciproque, une économie exportatrice comme la nôtre risque d’y perdre plus que d’y gagner. Du moins, si un peu plus de protectionnisme peut permettre de limiter la casse dans certains cas, il est absolument impossible à une économie comme la nôtre de se couper de l’Europe pas plus que du reste du monde. La question de rester dans l’Euro paraît bien secondaire par rapport aux interdépendances géographiques renforcées depuis des années. Le protectionnisme ne peut pas être à la hauteur de ce qu’il faudrait pour avoir un effet notable sur le chômage (s’il ne l’aggrave pas!). D’accord donc pour exiger plus de protectionnisme, pas pour en faire une solution à la crise.

- Il ne suffit pas d’une politique keynésienne

On sera bien d’accord sur les ravages de l’austérité qui ne fait qu’aggraver le problème par une récession diminuant les recettes fiscales et continuant ainsi à augmenter la dette. C’est le type même de la bêtise au pouvoir que des mobilisations sociales devraient pouvoir infléchir en forçant les dirigeants européens à sortir de logiques purement comptables. Ce n’est pas une raison pour croire qu’une politique keynésiennes serait suffisante pour refaire partir la machine. La globalisation marchande est bien une réalité, notamment pour les appareils numériques fabriqués en Chine. Cela entraîne un certain découplage du mécanisme keynésien quand la consommation des salariés ne correspond plus à la production des salariés du même pays (on avait déjà vécu cela avec les magnétoscopes japonais). Cela peut rendre inopérant une relance monétaire qui a de toutes façons ses limites. Si nous bénéficions de prix très inférieurs grâce à cette globalisation, cela produit en retour une mise en concurrence du coût du travail et des systèmes de protection sociale. Il n’y a pourtant aucune chance de s’y soustraire, rapport au point précédent (sauf au niveau local comme on le verra), d’autant plus avec le développement du commerce en ligne.

- L’industrie ne retrouvera plus les niveaux d’emploi du passé

Il ne s’agit pas de nier la nécessité de garder nos industries mais on est consterné par l’attention quasi exclusive qui lui est réservée alors que ses effectifs ne peuvent que diminuer encore comme ceux de l’agriculture. Les grandes envolées sur la ré-industrialisation ne sont que du vent. L’avenir de l’industrie est probablement pour partie dans la production au plus près des consommateurs, mais avec des usines automatisées. Difficile pour les vieux marxistes nostalgiques des grands centres industriels d’admettre que l’essentiel désormais se passe dans les services et l’immatériel. Surtout, alors qu’on met en vedette quelques milliers d’emplois industriels perdus, ce sont des millions de précaires qu’on laisse dans la misère car ce ne sont pas seulement des emplois qu’on perd avec l’industrie mais un type de salariat et de protections sociales dont sont exclus de plus en plus de travailleurs précaires. Non seulement la focalisation sur la ré-industrialisation est une erreur de stratégie (refaire la dernière guerre) mais c’est aussi ce qui empêche une refonte des protections sociales sur d’autres bases, plus individuelles et universelles et surtout mieux adaptées au travail immatériel et autonome.

- La concurrence des pays les plus peuplés va être de plus en plus forte

On a l’impression parfois que la concurrence des pays émergents ne serait qu’un mauvais moment transitoire à passer mais, sauf encore une fois à s’enfermer derrière des murs étanches, il n’y a aucune chance que ça s’arrête et bien plutôt que ça empire. Du fait qu’ils nous rattrapent, nous perdons notre avance. Le déclin des anciennes nations riches est inévitable. De quoi nous promettre plutôt un appauvrissement relatif qui ne serait pas dramatique au niveau où nous en sommes si la charge en était mieux répartie alors que la concurrence des anciens pays pauvres pèse surtout sur les pauvres ici. On peut en combattre la fatalité tout aussi verbalement ou refuser la pauvreté concrètement par un revenu garanti notamment.

- La population mondiale va continuer de s’accroître

Dans la même veine, notre avenir démographique est tout tracé. Même s’il y a une incertitude sur le pic de population, il ne sera pas atteint avant 2050 au mieux. L’augmentation attendue de 2 milliards d’être humains en plus peut paraître raisonnable par rapport à nos 7 milliards actuels mais la tension sur les ressources va s’accroître, surtout en Afrique (sauf pandémie mortelle ou bioterrorisme) et on va continuer inévitablement à se mélanger, il va falloir s’y faire. L’autre paramètre important, c’est que la population va continuer de vieillir ce qui pose toute une série de problèmes qui vont des retraites aux questions de santé.

- Plusieurs pénuries s’annoncent et des tensions sur les prix

Le plus grave, bien sûr, c’est pour la nourriture, non qu’il soit impossible de nourrir 9 milliards d’être humains mais les causes des famines sont fondamentalement politiques, point où l’on n’est guère brillants, et on risque de manquer de phosphore entre autres. En tout cas les prix devraient monter au moins pour la viande. Il faut s’attendre aussi à une augmentation régulière des prix du pétrole jusqu’à ce que les énergies renouvelables n’en réduisent la demande. Ce qui va continuer d’augmenter aussi, avec tous les problèmes que cela devrait poser, c’est la température…

Ce ne sont certes pas de bonnes nouvelles mais il faut bien partir de ces réalités nouvelles et cela indique malgré tout quelle devrait être la sortie de crise, conformément aux cycles de Kondratieff, par l’inflation (si ce n’est par une dévaluation massive ou période d’hyperinflation), permettant de se débarrasser du poids de la dette et encourageant de nouveaux investissements. On trouve pas mal de gens de gauche qui sont contre l’inflation supposée peser en priorité sur les plus pauvres alors que les périodes d’inflation se révèlent favorables aux actifs et la lutte contre l’inflation aux rentiers, occasion encore de se tromper de combat.

Nous avons vu ce qui aggravait notre sort par rapport à 1929 mais il y a sans doute plus encore qui pourrait l’adoucir, car nous ne sommes pas sans ressources pourvu qu’on ne se trompe pas d’objectifs. Parmi les points positifs, il y a incontestablement le développement des énergies alternatives qui ne sont pas encore prises en compte à hauteur du problème mais se développent de façon accélérée et sont une partie de la solution. Le plus important cependant, et trop minimisé par la gauche, c’est l’omniprésence du numérique avec toutes sortes de conséquences inédites qui vont du réseau global à la gratuité numérique, l’accès aux enseignements en ligne aussi bien que la saturation de l’attention qui semble condamner une croissance indispensable au capitalisme. On n’en entend guère parler à gauche, ce serait inconvenant quand on se réclame du prolétariat industriel. Pourtant, l’enjeu n’est plus du tout le salariat avec le travail immatériel qui exige d’être un travail choisi et autonome mais qui génère aussi précarité et stress en dehors de protections appropriées comme une revenu garanti. Le réflexe syndical est de s’y opposer ne faisant qu’aggraver le problème. Ce qui pourrait être une émancipation du travail forcé devient une tyrannie encore plus insupportable sans les protections appropriées. En dehors du numérique qui est appelé à prendre la place principale, il faut souligner aussi la chance d’une économie qui passe du quantitatif au qualitatif, en particulier l’agriculture biologique qui devrait prendre une part plus significative de même que l’artisanat. Enfin, le dernier point inaperçu de tous qui doit nous donner le plus d’espoir, c’est la nécessité d’une relocalisation, y compris dans les grandes villes (qui abritent une majorité de la population humaine désormais) ce qui fait du local le bon échelon pour les alternatives et le développement humain comme pour se protéger de la globalisation, mais on préfère rêver de grands soirs qui feraient rendre gorge aux méchants capitalistes !

Il y a une telle inadéquation de la gauche par rapport à ce qu’il faudrait faire qu’il y a de quoi désespérer, véritable cas d’école de dissonance cognitive entre représentation idéologique et réalités vécues. Les propositions dont j’ai retenu la nécessité peuvent paraître trop microscopiques par rapport à l’étendue du problème mais cette combinaison de dispositifs comme le revenu garanti, les coopératives municipales et les monnaies locales répondent au moins partiellement à ces nouvelles réalités, si loin d’une gauche nostalgique…



20/09/2012

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